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Dieu est une femme

Un film d'Andrés Peyrot

3 avril 20241h25Documentaire

ENTRETIEN AVEC ANDRÉS PEYROT

Comment avez-vous entendu parler du film « perdu » de Pierre–Dominique Gaisseau, Dieu est une femme ?

J’ai rencontré Orgun, un des jeunes réalisateurs que l’on voit dans mon film, en 2010, dans un festival de cinéma au Panama. On a sympathisé et il m’a proposé de venir rendre visite à sa communauté, les Kunas, qui vivent principalement dans l’archipel de Kuna Yala, le long de la côte caribéenne du pays. Lui venait plus précisément de l’île d’Ustupu, où j’ai donc passé quelques jours. J’ai mentionné un peu naïvement que je trouverais intéressant d’y tourner un film, sans avoir encore d’idée précise. C’est un peu devenu une blague, les gens que je croisais sur place rigolaient en disant : « Bon courage, ça a déjà été fait par un Français il y a plus de 40 ans et ça ne s‘est pas très bien fini. »
J’ai eu envie de creuser, mais je n’avais pas imaginé que cela prendrait 10 ans...

Vous connaissiez le travail de ce cinéaste ?

Absolument pas. Mais il y avait toute une légende autour de lui dans la communauté. Tous me racontaient des anecdotes parfois contradictoires sur le film qu’il avait tourné avec eux et chacun avait sa petite idée de ce qui avait bien pu se passer ensuite, certains imaginant même un succès retentissant dans le monde qui leur avait été caché... Lors de ces discussions, personne ou presque ne me citait le nom de Gaisseau : pour eux c’était le film d’Akiko. Pierre-Dominique, son épouse Kyoko et leur fille Akiko, alors âgée de quatre ans, étaient restés dans le village pendant un an. Akiko était celle qui s’était le mieux intégrée, sa garde avait été confiée aux familles du village pendant que ses parents travaillaient. De retour en France, j’ai fait des recherches et j’ai découvert que Gaisseau, dont aucun de mes amis les plus cinéphiles ne connaissait le nom, avait reçu l’Oscar du meilleur documentaire 1962 pour Le Ciel et la Boue.

Et ensuite vous rencontrez Akiko Gaisseau...

On est en 2014 et je découvre qu’elle présente Cendres, un documentaire consacré à sa mère, au Forum des images à Paris. Je m’approche d’elle à la fin de la projection et lui parle du film tourné chez les Kunas. Elle est surprise parce que c’est une histoire que seuls ses proches connaissaient, mais aussi touchée du fait que celle-ci soit encore vivante au sein de la communauté, et que le seul nom qui lui soit attaché soit le sien. Elle me dit qu’elle rêverait de revoir un jour les îles Kunas. La première idée de mon projet prend forme : retrouver le film originel et refaire le voyage avec Akiko. Mais Akiko tombe malade, et il a été finalement clair qu’elle ne repartirait pas en pays kuna. Elle nous a quittés en novembre 2022.

Vous étiez sûr de retrouver le film ?

Pas du tout. Akiko n’avait rien. On avait à peine quelques pistes au Panama. En fait, Pierre-Dominique Gaisseau avait autoproduit son film en faisant un emprunt bancaire, il était ensuite reparti à New York pour essayer de le vendre. Sans succès. La banque a fini par confisquer le film. À sa fermeture en 2010, elle a donné le matériel qu’elle possédait au ministère de la culture du Panama où, suite à un changement d’administration, personne ne paraissait en mesure de localiser les bobines. Et puis voilà qu’elles ressurgissent dans un bureau du ministère, mais la pellicule est tellement endommagée que l’on se retrouve dans une nouvelle impasse.

Jusqu’à un nouveau rebondissement...

En 2017, Akiko reçoit l’appel d’un vieil ami de la famille qu’elle connaissait à peine et qui lui demande de le débarrasser de boîtes que lui avait confiées Gaisseau en rentrant vivre à Paris... Parmi elles, des bobines étiquetées « God is a Woman ». On a alors contacté Eric Le Roy du CNC, qui avait accompagné Kyoko dans la restauration du film oscarisé Le Ciel et la Boue mais ne connaissait pas Akiko. Nous sommes allés ensemble aux Archives Françaises du Film pour identifier les images. Quelle émotion de découvrir le film ainsi que ses rushes et même les séquences d’un petit film de famille avec la petite Akiko à Ustupu. Ces images sont devenues d’autant plus chargées en émotions que, peu avant son décès, Akiko m’a demandé que les seules images d’elle qui apparaitraient dans mon film soient celles de cette petite fille.

À vos yeux, quelle est la valeur du film de Gaisseau ?

Essentiellement mémorielle et c’est ce que j’ai voulu montrer : ses images ont une énorme valeur personnelle et familiale pour la communauté. En plus, elles sont esthétiquement très belles. En revanche, la dimension ethnographique que le cinéaste revendiquait laisse sans doute à désirer. Il y a beaucoup de raccourcis. Le film obéit à certains canons de l’époque, au mythe romantique de retrouver des populations qui auraient totalement échappé au progrès, ce qui n’est évidemment pas le cas.

Vous pensez que Gaisseau croit à ce qu’il raconte ? Ou alors il sait qu’il s’agit d’une mystification ?

Je pense qu’il s’est auto-convaincu du bien-fondé de ses recherches, qui reposaient en grande partie sur les livres de Nordenskiöld, un anthropologue suédois qui avait écrit les ouvrages de référence sur les Kunas au début du siècle. Turpana, le Kuna parlant français qui l’avait assisté pendant le tournage, avait tenté de débattre avec lui. À chaque fois, Gaisseau répondait à côté... Cela n’a pas empêché une réelle amitié de se créer entre les deux.

Peut-on dire que pour les Kunas « Dieu est une femme » ?

Oui et non. Dans leur spiritualité, les forces créatrices, qu’on pourrait apparenter à Dieu, sont duelles. Tout est fondé sur l’équilibre entre les forces, la force spirituelle masculine et la force spirituelle féminine. Et il y a toutes sortes d’esprits représentés par des animaux, qui peuplent des dimensions parallèles dans la jungle et l’océan ainsi que les profondeurs de la terre et le ciel. Dans chaque village, il y a un chef administratif et un chef spirituel. Aujourd’hui à Ustupu, ce sont respectivement une femme et un homme. Ce qui est vrai, c’est que les rites d’initiations sont réservés aux femmes et que ce sont les femmes qui possèdent les terres : c’est une société « matrilocale », un terme que Gaisseau finira par utiliser lui-même à la fin de sa vie.

Pourquoi avoir gardé le titre de Gaisseau DIEU EST UNE FEMME, alors que vous êtes sur les traces du film disparu tel un trésor à retrouver, plutôt que sur des questions féministes ou de film ethnique ?

Bien sûr, ce titre n’est pas voué à la même interprétation littérale qu’il l’était peut-être chez Gaisseau. On peut y voir une pointe d’ironie. Mais j’ai voulu le garder pour son aspect mythique, au sens chimérique et utopique du terme, justement car il s’agit de le démystifier. Les personnages kunas, dans mon film, sont d’abord en quête de ce documentaire perdu, devenu mythique aux yeux de la communauté. Puis la confrontation des images avec leurs souvenirs et leur réalité les emmène à démystifier les images de Gaisseau pour se les réapproprier. Je trouvais aussi que reprendre ce titre, c’est une façon symbolique de donner une seconde chance, une seconde vie à ce film qui n’avait jamais vu le jour.

Parlez-nous de Turpana, qui occupe la première moitié du film...

Arysteides Turpana était un intellectuel kuna, linguiste, écrivain. Quelques-uns de ses recueils de poèmes ont été traduits en français. C’est une figure majeure de la communauté. Très engagé politiquement, notamment sur les droits indigènes, il a en même temps toujours prôné le partage et l’échange, l’ouverture. Il avait une forme de génie et un sens de l’humour hors pair. Il appartient à la première génération kuna à avoir fait une partie de ses études à l’étranger, notamment à Paris. Après la défection d’Akiko, Turpana allait être le principal fil conducteur de mon film. Mais il est mort du COVID en octobre 2020, avant le tournage proprement dit. Les images que j’ai gardées de lui, tout le début du film, proviennent de repérages faits en 2018, avec une petite équipe ou même tout seul, dans le but de réunir des témoignages pour aider à l’écriture.

Vous n’avez jamais pensé à renoncer, malgré l’état des premières bobines retrouvées au Panama et malgré la mort de Turpana ?

Dans la réalisation de ce film, il y a eu effectivement plusieurs moments où l’issue paraissait incertaine. Des moments où il a fallu puiser la force de ne pas abandonner... Heureusement, les images ont été retrouvées puis restaurées, et la relève de Turpana a été collective : le film est devenu plus collégial, avec Orgun, qui était l’ami de Turpana et l’admirait énormément, avec son frère Duiren, avec Cebaldo, qui avait étudié avec lui en France et lui rend hommage dans le film dans un café parisien, etc.

Même le rappeur que filment Orgun et son frère cite Turpana...

Cela prouve son importance au sein de la communauté kuna. Le rappeur s’appelle Sidsagi Inatoy, du groupe Kuna Revolution, et sa chanson dénonce quelques idées toutes faites qui circulent au Panama. Par exemple, il y a un récit populaire qui évoque la destruction et le pillage de la vieille cité de Panama en 1678 par le pirate Morgan. Sidsagi chante qu’il s’agissait d’une alliance entre les Kunas et les pirates pour libérer des esclaves. C’est une histoire positive, pas négative, à l’inverse de ce que l’on apprend dans les écoles panaméennes. Le morceau cite Turpana comme quelqu’un qui à travers ses écrits faisait ce travail de réhabilitation historique.

Que représentent les scènes de combat jouées par les habitants d’Ustupu que vous filmez ?

C’est une cérémonie annuelle qui commémore la révolution de 1925, grâce à laquelle les territoires kunas ont accédé à davantage d’autonomie au sein du Panama, alors que le gouvernement essayait de les asservir. Ce rituel a été instauré par les révolutionnaires eux-mêmes pour transmettre la mémoire de leur action. Avec le temps, cela a pris tellement d’ampleur que tout le village y participe, chacun dans un rôle, comme dans une sorte de théâtre immersif. Curieusement, Pierre-Dominique Gaisseau, qui pendant son année passée à Ustupu a dû assister aux cérémonies du 50eme anniversaire de la révolution, les a très peu filmées. Je suppose que leur aspect théâtral ne lui semblait pas assez « pur » ...

Le spectateur comprend qu’il s’agit de la reproduction de scènes de guerre, mais vous avez choisi de ne pas donner d’informations précises par une voix off ou des bancs-titres...

Je fais confiance au spectateur pour comprendre l’essentiel et surtout ressentir ce qui est en jeu. Le principe fondamental pour moi en faisant le film était de ne rien raconter qui ne soit raconté par les Kunas eux-mêmes. Les Kunas adorent la conversation, je les ai souvent vus, réunis autour d’une table, débattant de différents sujets. Le tournage a été long, j’ai beaucoup filmé en cherchant constamment à créer des espaces pour que la communauté s’exprime.

Les préparatifs de la projection puis la séance en plein air constituent de vrais moments d’émotion pour la communauté et pour nous, spectateurs...

La communauté avait permis à Gaisseau de filmer en se disant qu’elle aurait ces images pour plus tard, et au fil du temps beaucoup avaient abandonné l’idée de les voir un jour. Quand je leur ai dit que j’allais tout faire pour que ce soit possible, j’ai senti l’espoir renaître, de façon forte et touchante. Quand j’ai retrouvé Demetria, la petite fille au cœur d’un des rituels filmés par Gaisseau, et que j’ai découvert qu’elle n’était pas revenue dans la communauté depuis plus de vingt ans, cela a rajouté énormément d’émotion.

Vous jouez de façon poétique des visages d’hier et d’aujourd’hui, en filmant certains des membres de la communauté devant le film projeté. Quel est le sens de ces surimpressions ?

Ça m’intéressait de superposer les époques avec les mêmes personnes dans les mêmes endroits. Je voulais essayer de retranscrire l’expérience de la projection de façon spirituelle. Je n’avais donné aucune consigne sur la façon de s’habiller, mais c’est assez courant chez les femmes kunas de s’habiller de couleurs vives, les mêmes qu’il y a un demi-siècle. Je leur ai seulement demandé de rester assis ou debout devant les images projetées. J’ai laissé tourner la caméra longtemps. Les images s’alignaient émotionnellement. C’était vraiment une façon organique et visuelle de filmer cette réunion du souvenir et du présent. Pour créer un espace alternatif, qui n’est pas concret, ce qui correspond assez bien à la spiritualité kuna où les âmes peuvent voyager à travers les dimensions. La charge émotionnelle est telle que l’esprit de ces personnes est à la fois là et happé dans un ailleurs, à mi-chemin entre hier et aujourd’hui.

Si, comme vous le montrez, le film de Pierre-Dominique Gaisseau est en fait un film de famille, plus qu’un document scientifique, n’est-ce pas tout un pan du cinéma ethnographique que vous remettez en cause ?

C’est probablement le cas mais ce n’est pas à moi de dire, c’est aux communautés qui ont été filmées et elles en parlent dans mon film... Le plus important, c’est de retourner dans ces communautés et de leur demander à elles de se raconter. C’est tout le sens du travail d’Orgun, qui défend les cultures indigènes et qui dès l’apparition des smartphones a encouragé les populations kunas à se filmer. Il y a aujourd’hui tout un débat au sein de la communauté à propos d’Internet, arrivé tardivement : Orgun fait partie de ceux qui considèrent que c’est une opportunité pour les cultures indigènes de créer leurs propres images et de les diffuser ; d’autres Kunas, plus âgés, plus puristes peut-être, voient le risque d’une jeunesse scotchée sur YouTube. Duiren vient de terminer la réalisation d’un documentaire, Bila Burba (l’esprit guerrier), monté par Orgun, sur les commémorations de la révolution de 1925, dont on voit le tournage dans mon film. Entièrement dédié à la révolution, c’est une œuvre mémorielle à base d’interviews, faite par des membres de la communauté. Elle a été présentée au festival du film documentaire d’Amsterdam en novembre dernier.

Quant à mon propre film, je prévoyais de le montrer à Ustupu en décembre mais j’ai dû reporter la projection suite à une crise sociale au Panama. La population s’est mobilisée contre l’implantation d’une mine de cuivre dans un combat sans précédent auquel se sont bien entendu joints les Kunas. Grâce à leurs efforts, le gouvernement a été contraint d’annuler le contrat signé avec l’entreprise minière canadienne, une victoire historique pour le pays ainsi que toutes les nations indigènes qui l’habitent. C’est donc en avril que j’irai projeter le film à Ustupu dans une ambiance propice à la célébration.